René Trognon

Une entrevue de Philippe Gérard et Horst Schwickerath avec René Trognon – 1er partie


René pendant notre entrevue …

René Trognon (RT) : … nous avons décidé de quitter le judo. C’était l’UNA, l’Union nationale d’aïkido. Beaucoup de cadres techniques étaient là et quand nous avons demandé qui était prêt à suivre maître Tamura, tout le monde a levé la main, y compris Paul Muller. Mais après, certains sont quand même restés. La raison fondamentale est que le judo a fait pression. Cette pression a été dirigée par Pfeiffer, qui était le président du judo, et qui a écrit à tous les professeurs de judo en leur disant « jetez-les en dehors de vos tatamis ». Paul Muller était mon copain, nous travaillions ensemble, j’allais avec lui en Alsace faire passer les grades et il venait en Lorraine faire passer les grades avec moi. Sous la pression du judo, il a dû rester. Il a été parjure puisqu’il avait promis. Je le revois lever la main – il était à dix mètres de moi dans la salle. Mais le fait est que les salles ne lui appartenaient pas et qu’il se serait retrouvé sans salle du jour au lendemain. Derrière cela, nous avons eu une réunion constituante et nous avons créé la FFLAB – Fédération française libre d’Aïkido et de budo. Jean-Paul Avy a été nommé président et c’était moi le vice-président. Je le suis resté tout le temps qu’a duré la FFLAB, et je l’ai été aussi à la FFAB, lorsque nous avons retiré le L.

Philippe Gérard (PG) : Parce que vous n’étiez plus libres !

RT : On peut penser cela avec humour, mais c’est certainement aussi très vrai parce qu’à partir du moment où nous sommes entrés dans le giron, entraient aussi des entraves, des obligations.

PG : Alain Peyrache dit que cette assemblée constituante s’est faite chez lui. C’est vrai ?

RT : À Villefranche ? C’est possible. Les cadres étaient Alain Peyrache, Georges-Batier, Jean-Claude Johannes. Je ne sais plus si Paul Maison était déjà là, mais il y avait Jean-Paul Avy, Pierre Chassang, Claude Pellerin, peut-être Corinne Masson. Corinne Masson et moi, le père Friederich, Hervé, un peu plus tard, nous sommes les fondateurs de l’aïkido lorrain.
Cette fédération, la FFLAB, n’avait pas été acceptée par l’Aïkikaï, à l’époque ?

RT : À l’époque, non. Cela a été un combat puisque l’Aïkikaï a dû choisir à ce moment la fédération de Tissier, la FFAAA. Mais très vite, nous avons été reconnus aussi par l’Aïkikaï.

Qu’est-ce que c’est, l’aïkido, pour vous ?

RT : C’est une rencontre absolument prodigieuse. Je pense que sans l’aïkido je serais déjà mort. Cela m’a donné des forces. J’ai 75 ans, dont 50 ans d’excès, mais aussi 50 ans de vie en aïkidoka, par exemple dans la nature, avec la respiration, la marche. Si j’ai un côté malsain, j’ai aussi un côté sain, comme chaque être humain, je crois. Cela m’a d’ailleurs conforté. Pour faire le « un », il faut l’omote et l’ura, la face apparente et la face cachée… cela fait l’unité. L’aïkido m’a aidé à vivre, c’est une rencontre. Je faisais du judo, avant. Mon professeur de judo avait suivi un petit stage avec Nocquet, je crois, ou avec Nakazano. Le soir, après le cours de judo, il a dit « je vais vous montrer l’aïkido ». À l’époque, vers 1960-61, cela n’existait pas. Il a commencé à nous montrer des « trucs » d’aïkido. Ce n’était pas du tout l’aïkido, nous restions face à face, nous faisions des prises de mains, de bras, nous nous amusions… cela m’a plu. J’aimais beaucoup ce professeur de judo, qui était très éclectique – il s’appelait Albert Arnaud, il venait de Commercy. Il nous a initiés, à quelques-uns, à l’aïkido. Ce n’était pas de l’aïkido. Mais ensuite il a fait venir maître Nocquet au club de judo. Celui-ci a fait un cours, qui m’a fasciné. Nocquet savait enjoliver les choses, il parlait bien et il avait quelques mouvements magiques. Nous trouvions cela très beau quand il tournait. J’ai continué l’aïkido parce que j’aimais la discipline. Ce que j’aimais, c’est que très vite j’ai compris que ce n’était pas un combat, ni un moyen de gagner de l’argent, mais que c’était une recherche plus profonde. C’était un stade avant que je comprenne le sens du mot « do ». Je me suis très vite rendu compte que cela m’apportait énormément de choses, une manière d’être bien dans ma peau, de me connaître moi-même, de ne pas avoir peur de l’autre. L’aïkido donne énormément de choses à un être qui sait les prendre et les accepter. Cela m’a aidé à vivre de façon incroyable, en me donnant une force réelle parce qu’il y a le mélange de l’intellect, du corps et du cœur – et du sexe, parce que l’affectif n’est pas que le cœur, mais la globalité affective. Il faut que les trois marchent pour tenir la route. C’est cela que l’aïkido m’a appris. Il est réel que dans un mouvement, il y a une part émotionnelle, une part physique et une part cérébrale qui jouent. Les faire coïncider dans une sorte de paix est tout un travail, qui m’a permis d’être encore bien debout à mon âge.
Cela m’a aussi donné des pouvoirs dans la vie. J’ai passé l’oral de l’agrégation à l’aïkido – l’oral d’agrégation était à l’époque d’une extrême difficulté. J’étais instituteur au début et j’ai tout fait seul, le soir, la licence, le CAPES, l’agrégation, sans suivre de cours. L’aïkido m’a profondément aidé. Je me souvent d’une des questions, dans le cadre de ce qui s’appelait « l’épreuve hors programme ». Ils prenaient des bouquins que nous étions censés avoir lus, que tout agrégé doit avoir lu, et je suis tombé sur La peau de chagrin, de Balzac. J’avais lu des milliers de bouquins, mais pas celui-là. Devant cette page du livre que l’on m’avait donnée, je me suis demandé comment j’allais m’en sortir. Je me suis dit « tresse l’aïkido, tresse l’aïkido ». J’ai commencé à dire « c’est une page isolée d’un ouvrage et je vais essayer de me mettre dans la peau de l’élève qui découvre cette page, pédagogiquement. Quelles questions peut-il se poser, quelles réponses cette page peut-elle lui apporter ? Et après, nous essaierons d’élargir notre réflexion, peut-être, à Balzac » – Balzac, je le connaissais. Et j’ai eu ma meilleure note de l’agrégation dans cette épreuve où je ne connaissais rien.
J’essaie de vous répondre honnêtement. S’il n’y avait pas eu tout cela, je n’aurais pas accordé cette foi à l’aïkido.

Il y a eu aussi, à cet oral d’agrégation d’il y a 30 ou 40 ans, une épreuve qui s’appelait « la leçon ». J’étais convoqué à 5h du matin pour tirer un sujet. J’ai tiré « nature et Dieu chez Montaigne ». J’étais content, je connaissais bien Montaigne. On vous donne l’œuvre sans notes et on vous enferme six heures dans une petite salle, de 5h à 11h du matin. Lorsque vous sortez de la salle, on vous emmène dans une immense salle, plane, avec une scène devant et, en haut de la scène, dix pontes dans des fauteuils, qui baillent, qui s’ennuient. C’est le jury. Et toi, au milieu de la salle, tu as une toute petite table d’escholier dans laquelle tu es mal. Ils essayent de te casser la figure parce que ce qu’il faut, c’est recaler des candidats.
Je me suis dit que cela n’allait pas du tout et j’ai fait tout mon topo debout. Je ne me suis pas assis et je n’ai pas regardé mes notes. J’ai dit « le sujet qui m’incombe est de vous parler aujourd’hui de nature et Dieu chez Montaigne. Nous allons aborder le sujet de cette façon… ». Quand l’un des membres du jury ne m’écoutait pas bien ou regardait ailleurs, je le regardais avec insistance. J’ai créé un rapport de force qui était extrêmement important.

Dans le premier exemple que je vous ai donné, avec ce livre que je n’avais pas lu, j’avais dit qu’un élève placé devant cette page pourrait se poser telle question et qu’il aurait normalement le choix entre plusieurs réponses. Je dictais les réponses possibles et lorsque je dictais la bonne, le jury me faisait comme ça (rire). C’est de l’aïkido pur, c’est-à-dire que j’avais interverti le rapport de force. Ils m’ont soufflé les réponses tout le temps. Il fallait avoir confiance en moi, et il fallait être vivant en permanence, les guetter et les sentir. Je me suis demandé où j’avais vu cela, et j’ai pensé que c’était l’aïkido qui me l’avait donné – mais je peux me tromper.

Beaucoup de choses m’ont plu dans l’aïkido. Il y a aussi l’aspect esthétique, l’aspect de la réunion avec l’autre au lieu de créer l’opposition systématique.

Ensuite, je suis devenu tellement ancré dans l’aïkido … j’ai été nommé tout de suite responsable technique de la Lorraine, lors de la création de la FFLAB. On est dedans, on ne se pose même plus la question de savoir si on aime ou si on n’aime pas. C’est une deuxième nature. Actuellement, j’ai encore trois cours par semaine et j’ai sans arrêt des week-ends, des dimanches … Je vais partir en Tunisie trois jours, je vais aller à Tours. Hier soir j’étais près d’Épinal pour un cours chez un ancien élève, qui a un club, et puis après nous avons diné. Je suis toujours dans cette pratique et cela ne me viendrait pas à l’idée de quitter l’aïkido. C’est une question que je ne me pose plus. L’aïkido fait partie de ma vie et je lui donne le sens qui m’intéresse. Cela dit, ce n’est pas une envie de pouvoir ou de victoire, c’est véritablement une vie dans l’aïkido, avec des gens qui aiment l’aïki.

Quand avez-vous commencé exactement ? Vous avez dit 1960 ou 1961. Vous avez commencé à ce moment, un peu après ?

RT : Oui, en 1961, j’allais au cours de judo et je faisais de l’aïkido le soir. Très vite, j’ai fait des stages. Nocquet faisait un stage de huit jours à La Baule tous les ans. J’y allais. Nakazano passait dans la région et je suis allé le voir. À d’autres moments, je suis monté à Paris, où il y avait Noro. J’étais dans cette mouvance. Ensuite, lorsqu’il y a eu Tamura, c’était beaucoup plus facile pour moi. J’ai quitté maître Nocquet quand Tamura est arrivé, quand nous avons quitté l’UNA.

PG : Comment expliques-tu le passage de Nocquet à Tamura ?

RT : Dans l’UNA, il y avait Nocquet, Tamura et Mochizuki. J’ai d’ailleurs passé mon 3ème dan avec eux trois sur le tatami, je ne sais plus en quelle année. J’ai monté mon premier club en 1968, à Épinal. J’étais encore 1er dan mais j’ai passé tout de suite le 2ème dan. Je crois que c’est Nocquet qui est venu me le faire passer.
À l’UNA, j’ai été amené à suivre des stages avec maître Tamura et cela m’a plu. J’ai gardé une tendresse pour Nocquet parce que l’on ne renie pas ses premiers maîtres. Albert Arnaud, c’est autre chose. Très vite, il est devenu moins bon que moi en aïkido et il venait à mes stages.

Je n’ai jamais renié Nocquet. Pierre Chassang était un garçon d’une intelligence extraordinaire, d’une grande culture, que j’ai beaucoup aimé et l’homme m’a beaucoup apporté. C’était quelqu’un de très brillant et c’est lui qui a accueilli maître Tamura à sa descente de bateau, qui s’en est occupé. C’est lui qui a fait le pouvoir de maître Tamura en France sur le plan administratif. Il avait de l’entrejambe, de la classe, beaucoup d’intelligence et du flair. Il m’aimait beaucoup et il m’a dit : « René, c’est toi qui doit diriger la Lorraine », alors que j’étais de chez Nocquet et qu’il y avait des gens de chez Tamura en Lorraine. Chassang a voulu que ce soit moi parce que j’avais causé avec lui et il m’avait peut-être trouvé moins bête que d’autres.


Vous pouvez lire l'interview complète dans l'édition 60 et 61Fr …


 

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